Catégories
Articles

Le Stonewall qui n’a pas été, petite histoire de la Pride Américaine

Stonewall est une légende de l’histoire LGBT. Si vous ne connaissez pas encore cette histoire, c’est que vous ne vous êtes pas intéressée au discours LGBT de ces dernières années, ou que vous n’avez pas de militantes LGBT sur vos réseaux sociaux durant ce mois de Pride. Il y a beaucoup à dire sur Stonewall, et encore plus sur sa récupération.

Pour celles qui ne savent pas, Stonewall est le nom d’un bar New-Yorkais qui, en Juin 1969, a subi une descente de police, donnant lieu aux fameuses « Émeutes de Stonewall » qui ont permit de construire le mouvement LGBT actuel aux États-Unis. Ces émeutes sont considérées comme étant à l’origine de mouvements pour les droits LGBT partout dans le monde. Et comme toujours, la réalité est un peu plus complexe.

Pourquoi en parler ? Mis à part que nous sommes en plein mois de Pride, le sujet de Stonewall est tendu sur la scène LGBT pour plusieurs raisons. L’une d’elles est que les trans-activistes continuent de citer Malcolm Michael Jr (Marsha P. Johnson de son nom de travestis) comme étant la personne à l’origine des émeutes, et ayant concentré tout l’effort de résistance ayant aboutit à des droits pour les homosexuels. En conséquence, les gays, lesbiennes et bisexuelles devraient être reconnaissantes aux « femmes trans noires prostituées » de leur avoir donné leurs droits, et les aider en retour. Cette narrative est fausse, et nous allons voir pourquoi.

Mais au delà de ça, Stonewall est une histoire Américaine, qui ne concerne que très peu le reste du monde, surtout les pays en développement. Hors, j’aimerais expliquer pourquoi parler de Stonewall comme d’une importance capitale, en France, alors que nos droits n’ont pas été obtenus de la même manière, est une erreur.

Qui a lancé la première brique

Une des questions les plus pressantes est celle de la fameuse « première brique ». Selon la légende, lors de la descente de police, les émeutes ont été déclenchées par un individus ayant lancé une brique sur la police, entraînant toute la foule à résister aux arrestations. Selon les versions, la brique se change en verre à shot, en bouteille, en pièce de monnaie. La réalité est beaucoup plus complexe.

Dans la narrative actuelle, trois personnes sont candidates au titre de « lanceuse de brique » : Marsha P. Johnson, Sylvia Rivera, et Stormé Delarverie. Selon les transactivistes, ce seraient Marsha et Sylvia qui seraient à l’origine des émeutes. Selon toutes mes autres sources, ce serait soit Stormé, soit une anonyme. Dans tout les cas, cette fameuse brique cristallise visiblement tout le mérite des émeutes, au point d’effacer l’essence même d’une émeute : beaucoup de gens en colère doivent participer pour que l’évènement prenne de l’importance. En l’occurrence, les émeutes de Stonewall ont duré trois jours.

Marsha et Sylvia étaient deux travestis, pas des transgenres, car le terme « transgenre » n’existait pas. Dans une interview réalisée dix jours avant sa mort en 1970 et publiée dans le livre « Out of the Closet : Voices of Gay Liberation » (1972)[1] puis dans un documentaire en 2012[2], Marsha dit à plusieurs reprises être un « homme », un « travestis », un « homosexuel », mais ne parle pas de trans-identité. Il explique aussi le sens du mot « travestis » par rapport à « drag-queen », et parle d’une potentielle transition (qu’il ne réalisera jamais).

Interviewer : Et à propos du terme « drag-queen ». Les gens de STAR préfèrent utiliser le terme « travestis ». Pouvez-vous expliquer la différence ?
Marsha : Une drag-queen est quelqu’un qui va à un bal, et c’est le seul moment où elle se prépare. Les travestis vivent en drag. Un transsexuel passe presque toute sa vie en drag. Je ne sors jamais du drag pour aller quelque part. Partout où je vais je suis habillée. Un travestis est toujours comme un garçon, à l’air d’un homme, un garçon féminin. Tu portes du drag là et là. Quand tu es transsexuel, tu as un traitement hormonal et tu vas réaliser un changement de sexe, et tu n’enlève jamais tes vêtements de femme.

Marcia Johnson ; Rapping With a Street Transvestite Revolutionnary
Out of the Closet : Voices of Gay Liberation ; page 119

Le cas de Sylvia est plus compliqué, puisqu’il s’agit visiblement d’un autre homme homosexuel qui se faisait appeler « elle » et qui était travestis. En 2002, peu avant sa mort, Sylvia revenait dans une interview sur l’étiquette « transgenre », disant qu’elle ne lui convenait pas[3].

Je suis fatiguée d’être étiquetée. Je n’aime même pas l’étiquette transgenre. Je suis fatiguée de vivre avec des étiquettes.

Sylvia Rivera ; Queens In Exile, The Forgotten Ones
STAR ; page 48.

Plus important, selon de nombreux témoins (y compris Marsha et Miss Major), les deux n’étaient pas sur place au moment de l’explosion en émeute au bar. Lorsque Will Kohler posa la question de la présence de Marsha et Sylvia à Miss Major, participant confirmé de Stonewall, voici quelle fut sa réponse :

Je ne les ais pas vues cette nuit là. Mes filles de la ville haute étaient avec moi. L’histoire est importante, si inclusive pas excluante.

Miss Major, 2018[4]

En revanche, ils étaient tout les deux des acteurs pour les droits des gays et des travestis, et ont participé aux émeutes dans les jours qui suivaient. Ils sont tout les deux les co-fondateurs de STAR (Street Transvestite Action Revolutionnaries), un groupe dédié aux travestis et jeunes sans-abris, et ont participé au Front de Libération Homosexuel.

Le fait qu’aucun des deux n’ait lancé la première brique – ou n’ait été présent lors de la première émeute – n’enlève en rien l’importance de leur rôle d’activistes pour la libération homosexuelle. En un sens, prétendre que c’est le cas, que parce qu’ils n’étaient pas là ce soit là, est insultant.

Ensuite vient Stormé. Stormé était connue dans la communauté, elle était une lesbienne métisse, butch, et drag-king. Elle était bien présente aux émeutes selon elle-même et plusieurs témoins, mais difficile de savoir si c’est elle qui a déclenché l’émeute. Ce qui est sûr, c’est qu’un policier l’a frappée, alors elle l’a frappé en retour. Mais elle ne fut pas la seule à se battre contre la police. Lors de l’émeute (qu’elle préfère qualifier de révolte), de nombreuses personnes, de tout groupes sociaux, se sont battues contre la police, prostitués et drag-queens en première ligne.

Selon de nombreux témoignages, c’est bien une lesbienne qui a déclenché l’émeute, mais presque malgré elle. La scène est décrite comme une arrestation de la police, mettant les gens en colère, majoritairement des hommes gays clients du bar. Lors de l’arrestation d’une des rares lesbiennes présentes, celle-ci résiste, et hurle à la foule de faire quelque chose. Galvanisés par son appel, les gens présents commencent à lancer des pièces, des verres et des bouteilles sur la police. C’était un effort collectif.

Ce qui me fais douter du fait que Stormé soit cette fameuse lesbienne, c’est que Stormé était connue. Hors, il n’y a pas de consensus sur l’identité de la lesbienne, alors même qu’elle se faisait arrêter devant tout le monde et qu’il y avait donc de nombreux témoins. Elle aurait dû être facilement reconnue. Je ne pense pas que Stormé soit à l’origine de l’émeute, mais au fond je ne peux pas savoir, et surtout je ne pense pas que ce soit important.

Ces émeutes étaient un effort collectif de gens énervés, mis à bout par la politique homophobe dans laquelle ils vivaient et des persécutions de la police. Le fait que des activistes aient ensuite utilisé cet évènement pour avancer les droits des homosexuels en a fait une légende, soumise à la réécriture historique. Mais les droits des homosexuels dans le monde ne dépendaient pas de ces émeutes, et surtout pas de la légendaire personne qui a déclenché la colère des clients du bar.

Le Stonewall Inn, un bar pour drag-queens ?

Un élément beaucoup véhiculé autour de cette histoire est l’importance du bar en lui même, le Stonewall Inn. J’ai lu à de nombreux endroits que ce bar était un lieu pour les drag-queens, les travestis et les hommes gays « de couleur », les prostitués. Or, toutes mes sources, encore une fois, indiquent que ce serait faux. Il existait bien des endroits de ce type aux États-Unis et même à New-York, mais Stonewall n’en faisait pas partie.

Stonewall est décrit comme un bar possédé et tenu par la Mafia, qui payait la police pour avoir le droit de rester ouvert et pour que les noms des clients ne soient pas dévoilés. C’était un bar destiné aux hommes homosexuels de classe moyenne qui payaient cher des verres de bière coupée à l’eau. La clientèle était majoritairement blanche mais il y avait des hommes de toutes les ethnies. Voici comment Marsha décrit le bar dans on interview avec Eric Marcus :

Donc, euh, au début c’était juste un bar d’hommes gays. Et ils n’authorisaient pas de, euh, femmes à l’intérieur. Et puis ils ont commencé à authoriser les femmes. Et puis ils ont laissé les drag-queens entrer. J’étais une des premières drag-queens à aller à cet endroit.

Marsha P. Johnson, 1970

Les seuls drag-queens tolérés (et non pas acceptés) étaient ceux qui avaient des contacts dans le bar. Les autres ne pouvaient pas entrer. Voici comment Sylvia décrit le bar dans son essai de 2002 « Queens in Exile ».

Ce que les gens échouent à réaliser c’est que le Stonewall n’était pas un bar à drag-queen. C’était un bar pour les hommes blancs de classe moyenne qui venaient récupérer des jeunes hommes de différentes races. Très peu de drag-queens étaient tolérées dedans, parce que s’ils authorisaient les drag-queens dans le club, ils auraient été obligés de fermer. Ça aurait apporté plus de problèmes au club. C’est comme ça que la Mafia pensait, et les clients aussi. Donc les queens qui étaient authorisées avaient basiquement des connections internes. J’y allais pour prendre des drogues que j’emmenais ailleurs. J’avais des connections.

Sylvia Rivera ; Queens In Exile, The Forgotten Ones
STAR ; page 48.

Ce n’était pas le lieu de diversité inclusive que présentent les activistes trans de nos jours. C’était un endroit pour hommes gays mariés qui voulaient rencontrer des hommes plus jeunes et s’entourer d’hommes sans que leur entourage le sache. A une époque où il était possible de perdre son travail si l’on était « outé » homosexuel, les gens faisaient attention, et ce n’est pas pour rien que ce lieu était tenu par la Mafia.

Autre « détail » important, à cette époque le travestissement n’était pas bien perçu par les hommes homosexuels, que ce soit le simple fait de vivre habillé en femme ou les transitions médicales (le transsexualisme). Les « queens » étaient des hommes gays qui ne conformaient pas entièrement à la masculinité, et non les hommes hyper féminins que l’on a en tête de nos jours. Les drags étaient ceux qui faisaient une performance. Les travestis, ceux qui vivaient habillés en femmes dans la vie de tout les jours et les transsexuels, ceux qui transitionnaient médicalement.

Historiquement aux US les hommes gays qui se faisaient passer pour des femmes étaient moqués des autres hommes gays, et appelés des « trannies », qui est donc une insulte. Les hommes gays les voyaient un peu comme des traîtres, et certains transsexuels coupaient les ponts avec leurs amis pour vivre en se faisant 100% passer pour une femme, même auprès de leur potentiel partenaire. Il y avait donc une réelle tension entre les deux. Comme le dit Marsha, il n’était pas bien vu des hommes gays, mais les lesbiennes l’aimaient bien.

Centrisme Américain

L’histoire de Stonewall est symptomatique du centrisme Américain. En France, très peu de gens (à part les militants queers) connaissent cette histoire, mais notre propre histoire homosexuelle n’est pas racontée non plus. Stonewall est tellement devenu le symbole de la Pride que personne ne parle du fait que la première Pride Américaine a en fait eu lieu en 1966[5], le 21 Mai précisément.

De nos jours, Stonewall est devenu un symbole de l’activisme trans agressif et misogyne à travers l’organisation Anglaise éponyme qui milite pour les droits des trans en effaçant au passage les gays, les lesbiennes, les bies et les femmes. A tel point que quand j’ai commencé à me renseigner sur l’histoire LGB il y a quelques années, j’ai cru que Stonewall était un bar de Grande-Bretagne et non Américain.

En France, nous avons une histoire riche mais très peu connue d’activisme LGB et pour les droits des femmes. Nous avons aussi été un centre de la sexologie, et notre proximité avec l’Allemagne nous lie grandement avec l’histoire de la sexologie Allemande.

Le fait est que, dans le monde, les droits homosexuels sont loin d’être acquis, et ne l’ont pas été grâce à Stonewall. Il existe encore de nombreux pays dans lesquels l’homosexualité est condamnée à différents niveaux. Les peines vont de l’amende à la peine de mort en passant par la prison et la torture. Certains pays comme l’Iran forcent les homosexuels à transitionner pour les faire devenir hétérosexuels, une procédure profondément homophobe et invasive qui s’apparente à de la torture.

Si en France nous avons décriminalisé les relations entre personnes de même sexe et légalisé le mariage homosexuel, il reste encore du travail à faire en terme d’éducation, de droits (notamment le droit à donner son sang pour les hommes gays et bis, ou le droit à la PMA pour les couples de femmes) et de discriminations.

Conclusion

Stonewall en tant qu’évènement historique a eu une grande importance notamment pour les activistes qui l’ont récupéré pour en faire une Pride. Mais ce n’était pas un tournant aussi décisif que ce qu’on peut l’entendre sur les réseaux sociaux. Une première Pride avait été organisée avant les émeutes de Stonewall, et de nombreuses organisations avaient déjà fleuri avant ça. Cela n’a « que » mit le feu au poudres, et les Prides organisées ensuite étaient le fruit d’un effort collectif, par du travail d’une seule personne.

La récupération de cet évènement pour servir les intérêts de l’activisme trans est profondément irrespectueuse et incorrecte. C’est un mensonge qui sert à justifier l’association entre les LGB et le T malgré le manque d’intérêts communs. Rien de tout ça n’aurait eu lieu si l’homosexualité n’était pas illégale. Sylvia et Marsha étaient deux hommes gays ; Stormé une lesbienne butch. Même si tous brisaient les codes du genre, c’est l’amour pour le même sexe qui est à l’origine des persécutions. La Pride appartient aux homosexuel.les.

Ne laissons pas nos luttes être récupérées. Ne laissons pas une minorité d’activistes mentir sur les évènements alors qu’ils n’y étaient pas et que ceux qui y étaient sont toujours en vie ou ont écrit des témoignages. La lutte de la Pride est politique parce que l’homophobie est politique. Tant qu’il y aura un seul endroit dans le monde où une personne peut être discriminée sur la base de son orientation sexuelle, nous aurons besoin de nous battre.

Sources externes :
(1) Out of the Closet : Voices of Gay Liberation » (1972)
(2) Pay It No Mind – The Life and Times of Marsha P. Johnson sur Youtube
(3) Street Transvestite Action Revolutionaries : Survival, Revolt, and Queer Antagonist Struggle
(4) Stonewall Vet Miss Major : I Did Not See Sylvia Rivera or Marsha Johnson At The Stonewall Inn sur Back2Stonewall (archive, 2018)
(5) Protest on Wheels sur Tangent Group

[kofi]

CC BY-NC-SA 4.0

2 réponses sur « Le Stonewall qui n’a pas été, petite histoire de la Pride Américaine »

Merci pour cet article.
En as-tu écrit un autre, en as-tu un autre en projet qui justement retrace l’histoire de l’avancée de nos droits en France, pour montrer que cela ne vient pas de Stonewall mais de nos propres travaux et mouvements ?
Il y a un phénomène similaire à celui que tu décris ici, autour du concept d’intersectionnalité. Tout le monde, dans le milieu militant queer, voire le monde universitaire attribue la maternité du concept à Kimberlé Crenshaw, parce que c’est elle qui a donné un nom au concept. Et tout le monde semble ignorer à quel point les féministes francophones ont travaillé déjà dans les années 70 dans des perspectives intersectionnelles, en analysant les situations croisées sexe/race, sexe/classe. Et du coup, cela devient quasi impossible aujourd’hui de travailler l’intersection sexe/classe parce qu’on se fait accuser de récupération du concept, comme si il était interdit en dehors d’une intersection incluant l’oppression raciste.
Et bravo et merci pour le super travail que tu fais avec ce blog !

Déjà merci pour ce commentaire !
J’ai effectivement un projet d’article qui retrace les droits LGB en France (et Europe) mais j’ai une grande difficulté à trouver des sources sur la France. Internet est majoritairement Américain, et ça se ressent négativement dans les infos que je trouve. J’ai commencé un travail de recherche d’archives à ce sujet mais je patauge.
Quand j’ai écrit mon article sur l’intersectionnalité, j’ai attribué la maternité du concept à Kimberlé à cause de ce problème, alors même que d’autres femmes avaient déjà fait des analyses intersectionnelles avant comme tu le dit. Je n’ai pas encore modifié cet article à cause du manque de source, d’ailleurs. Si tu as des infos à ce sujet, n’hésites pas à répondre à ce commentaire ou à m’envoyer un mail (radecaen@gmail.com). J’essaye de compenser mon manque de sources locales, mais c’est difficile puisque pour la France je pars de zéro en terme d’éducation sur les mouvements sociaux.
J’espère qu’un jour ce problème sera compensé ! Encore merci pour ton commentaire.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *