Catégories
Articles

Écouter les concernées

« Le féminisme c’est de la politique, la sociologie c’est du domaine de l’université et ça ne peut pas remplacer des siècles de lutte, de formulation de principes dans l’expérience de l’émancipation.
Or, l’appel permanent à l’expression des concernés c’est un appel à la subjectivité qui tend à l’effacement de ces grands principes alors qu’il faudrait les consolider et poursuivre l’expérience collective. »


Récemment j’ai demandé quels sujets intéresseraient ma communauté Instagram, et le fait d’écouter les concernées est arrivé en deuxième place dans le sondage (loin derrière le terme cisgenre). En conséquence, nous avons un peu discuté du sujet entre radfems dans le serveur discord, et j’écris cet article dans le but de partager les réflexions qui ont été faites.

Le sujet des personnes concernées est devenu tendu depuis qu’il sert à fermer une conversation plutôt qu’à l’enrichir. S’enquérir de l’avis des personnes qui sont touchées directement par une situation ou un problème est essentiel en politique et en science, mais cela ne peut se faire qu’en gardant un esprit critique.

Personnes concernées et activisme

Dans le féminisme, on accorde une grande importance à l’avis et l’expérience des concernées. Les femmes n’ont pas beaucoup de voix dans notre monde, et les faire entendre est important, surtout quand on parle de femmes marginalisées : femmes noires, femmes pauvres, femmes handicapées… En conséquence, le féminisme libéral à commencé à accorder un crédit énorme aux voix des personnes concernées, mettant la pensée critique de côté par la même occasion.

Le but d’écouter les concernées est de prendre en compte leur difficultés dans l’activisme et dans les planifications d’actions et de révolutions qu’un mouvement cherche à accomplir. Par exemple, le modèle nordique (qui lutte contre la prostitution) a été mit au point suite à des centaines d’interviews avec des femmes prostituées. C’est ce qui le rend si efficace dans la lutte contre le proxénétisme.

Malheureusement, comme l’appel aux concernées est devenu une barrière au dialogue, ce fait est ignoré quand on parle de prostitution, et les associations comme le STRASS mettent en avant des témoignages de prostituées qui ne font que répéter leurs mantras. Sont mises en avant des « travailleuses du sexe » de luxe, qui ne font que de l’escorting très bien payé, qui n’en dépendent pas pour vivre, ou encore qui ne touchent jamais de clients et ne font « que » vendre des vidéos. Ces « concernées » ne vivent pas la même chose que la majorité des prostituées, qui sont immigrantes et souvent trafiquées. Mais leur témoignage suffit à fermer le dialogue.

Pour cette raison, de nombreuses activistes qui écoutent les concernées (peu importe le sujet d’ailleurs) en arrivent à la conclusion que les concernées ont tort, ou qu’elles se trompent. C’est ce qui pousse de nombreuses féministes libérales à faire un peak trans et à devenir critique du genre : à force d’écouter ce que disent les trans de leur expérience, on réalise qu’ils se trompent.

Les activistes ont besoin d’écouter les concernées pour mieux comprendre les dynamiques qui sont en place et les enjeux d’une situation, mais cela ne veut pas forcément dire être d’accord.

La place des expertes

La parole des concernées a de la valeur, mais elle n’a pas autant de valeur que l’avis d’une experte sur le sujet. Certaines personnes passent de nombreuses années à apprendre et analyser le fonctionnement des dynamiques sociales, d’une religion, d’une culture, d’un mouvement, et sont donc plus qualifiée que les sujets pour en parler. Cela ne signifie pas que la parole des concernées n’a pas d’importance, au contraire : une experte qui n’a pas donné parole au groupe concerné pendant ses recherches n’est pas vraiment experte de son domaine.

Il existe aussi une autre catégorie de personnes dont l’analyse et l’avis sont plus précieux que la moyenne : les expertes concernées. Ici, on parle par exemple de patientes expertes, qui ont une maladie sur laquelle elles ont fait tellement de recherches qu’il leur arrive d’apprendre des choses aux médecins. Ces expertes sont à prendre avec esprit critique tout autant que n’importe quelle concernée ou experte.

Quand on parle de prostitution, les expertes concernées sont d’anciennes prostituées qui ont un recul sur leur position et qui se sont éduquées sur la question. Quand on parle de transidentité, les expertes concernées sont les personnes trans qui détransitionnent ou qui sont capable d’avoir une pensée critique sur leur identité (je pense notamment à Buck Angel et Fionne Orlander qui sont sur Twitter, en anglais).

Les féministes s’intéressent beaucoup aux expertes et aux expertes concernées parce que nous recherchons une analyse de classe et que pour ça il est essentiel d’avoir l’avis de personnes éduquées sur les sujets. Au fil des ans, de nombreuses féministes deviennent expertes (de par leur recherches ou en faisant des études), et nombre d’entre elles sont également des expertes concernées.

Le biais de validation

Nous écoutons toutes avec plus d’intérêt les voix qui nous confortent dans nos idéaux que celles qui nous confrontent, et les féministes radicales, même si elles essayent de résister à ce biais, en sont aussi victimes. En revanche, nous le sommes beaucoup moins que les féministes libérales. Il s’agit d’un des aspects les plus complexes de l’activisme, celui de combattre ses propres biais.

En écoutant une voix avec laquelle on est en désaccord, il est plus simple de vouloir chercher des sources que quand la personne dit quelque chose qui nous paraît censé. Pour autant, écouter toutes les voix est essentiel, ne serais-ce que pour savoir pourquoi on est pas d’accord. C’est en écoutant les dires du STRASS puis d’abolitionnistes et de prostituées que les féministes radicales se rangent du côté abolitionniste, et il en est de même pour touts les points que touchent le féminisme.

Que l’on parle de mutilations génitales, de violences sexuelles et d’enlèvements ou de meurtres, le raisonnement est le même que quand nous parlons de culture du régime, de maquillage, de féminité compulsive et de gestation pour autrui. L’important est de ne pas se fermer aux discours qui vont à contre-sens, tant que l’on est pas sûre de son raisonnement. Avoir des réflexions sur ses propres positions est un facteur positif de changement, et une remise en question est nécessaire pour être une activiste efficace.

Conclusion

La voix des concernées est d’une grande importance. Mais elle n’est pas non plus toute-puissante, exempte de critique ou de questionnements. Une personne qui cherche à éviter les questions ou qui les punis est quelqu’un qui cherche à éviter la vérité, pas à la trouver. Le rôle des féministes est de passer la société entière à la loupe pour comprendre son fonctionnement et les mille manières dont les femmes sont victimes de l’oppression masculine.

Nous accordons une grande importance aux personnes concernées, que ce soit pour relayer leurs voix ou pour comprendre notre position sur un sujet donné. Nous accordons également une grande importance aux expertes qui apportent une analyse critique des situations. Les deux sont complémentaires, pas opposées.

[kofi]

CC BY-NC-SA 4.0

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *